Désillusions de jeunesse

- Kearani, je viens de montrer ça à ta sœur et elle a la ferme intention de se présenter ! Heimiti était de celles qui aimaient profiter de toutes les situations qui pourraient lui donner de l’importance. Elle n'avait pas beaucoup d'amies, et sa seule fierté était d'être au courant de tous les ragots qu'elle pouvait amasser… Je ne pouvais en croire mes yeux devant cette extraordinaire coupure de journal. Papa serait furieux d'une telle désinvolture, il ne supportait pas les frasques fantaisistes de ma sœur. Maman, sous ses dehors de mère attentive à éduquer ses filles à l'européenne, cèderait comme elle l'avait toujours fait... Elle avait gagné un concours de beauté elle aussi, dans sa jeunesse... Elle la comprendrait et la soutiendrait. Mais pour ma part, je ne pouvais me résoudre à l'encourager sur cette voie. Tekina et moi étions si différentes. L'année dernière déjà, elle avait trouvé le moyen de se faire remarquer. Elle avait réussi à provoquer la colère de papa en se faisant couper ses longs cheveux noirs dont nous prenions soin patiemment depuis notre enfance. Chaque semaine, maman nous les nourrissait méticuleusement avec le mono’i au santal de Nuku Hiva que nous gardions sur la tête une nuit entière. Comme toutes les femmes de la famille, elle ne manquait jamais ce rituel de beauté qui faisait la fierté de papa, et la sienne ! Unmercredi après-midi donc, sur un coup de tête, elle avait décidé de changer de coiffure pour une de ces coupes effilées que les top-modèles des magazines de salon arborent fièrement. De sa longue et superbe chevelure, il ne lui restait qu'une petite longueur lui tombant sur les épaules, à laquelle se mêlaient des mèches de deux tons plus clairs. Ce soir-là, à table, Tekina ne put avaler une seule bouchée du succulent ragoût de bœuf, une marque rouge barrait sa joue qu'aucune larme ne mouillait. - Cette chevelure, c'est toute ta richesse, Tekina ! asséna papa, pointant un doigt menaçant à son adresse. Tu mériterais que je te rase la tête ! Repoussant violemment sa chaise, ma sœur sortit de table sans mot dire. - Tu seras privée de sortie le mercredi après-midi pendant un mois, ajouta-t-il, se retenant de lui flanquer une seconde gifle. Plus tard, nous vîmes une maman ulcérée prendre place sur le bord du lit de ma sœur. - Tu as eu tort de le faire sans nous en parler. Je ne comprends pas que tu l'aies fait tout en sachant combien ton père tient à vos cheveux. 4

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