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39 nue, qui n’a pas de fin en fait. Les péripéties sont effacées. La méfiance réciproque envolée, Grand Loup et Petit Loup sont désormais ensemble, Grand Loup allongé comme «en berceau», Petit Loup debout les yeux fermés, preuve d’une éternelle confiance et d’un total abandon. Les couleurs des images sont également significatives. On ne peut s’empêcher de commenter le bleu de Petit Loup. Un «bleu» évidemment qui n’a pas vécu et qui ne sait rien. Un néophyte, un petit nouveau, un bizut. Les variations de la couleur du tronc de Grand Loup sont aussi très intéressantes : d’un brun rouge tout au début, signe de maturité épanouie, il vire au noir lorsque Grand Loup commence à douter des privilèges de son âge. Il revient au brun rouge lorsque Grand Loup se rassure sur la supériorité en déployant l’éventail de ses savoirs et de ses acquis devant un Petit Loup étonné et admiratif. Le tronc redevient noir lorsque Grand Loup remonte la colline et ceci alors que d’autres troncs au premier plan arborent des couleurs vives (vert et rouge franc). Le constat de la disparition de Petit Loup teinte même le tronc de bleu, couleur froide qui anticipe l’hiver. Le rose-orangé du tronc éclairé par le soleil levant et le retour de Petit Loup, puis, de nouveau, le brun roux, signe de la maturité assumée, dominent la fin de l’album. L’album lui-même d’un rose «fruité» qui n’est ni «bébé», ni naïf, ni «bébête». Ce rose est celui de la fraîcheur. C’est un rose doré comme l’aurore qui symbolise toujours les commencements. Bleu, enfin, le livre de Grand Loup posé près de l’arbre : couleur d’un objet de culture qui se détache des paysages rose doré. Un autre élément remarquable est la structuration du texte. Ce n’est pas un texte «compact», il est aéré, il ressemble presque à un poème. Il invite à une lecture à voix haute tout à fait spécifique qui respecte des arrêts là où il y a des espaces bien marqués. Il faut notamment faire une pause entre «depuis toujours Grand Loup vivait là, seul sous son arbre, en haut de la colline» et «puis un jour, vint Petit Loup». Il faut que ce récit mette en scène le temps. Il faut créer une expérience du temps avec ce récit, en séparant, isolant bien chaque phrase, comme le veut le texte, qui va constamment à la ligne, comme pour mieux donner ses propres repères. C’est un texte qui a besoin de moments de silence. C’est un texte «lent» parce que chaque loup y a ses «premières fois» : cela prend du temps de grandir. Le fait que l’image prenne, dans la quasi-totalité du livre, une page double, montre uniquement qu’on n’anticipe pas abusivement sur ce qui va se passer. Ce sont des instants uniques qu’il ne faut pas bousculer, ni précipiter. C’est un texte fondateur où chacun, Grand Loup comme Petit Loup, grandit à sa façon. Les personnages sont à la fois des individualités et archétypes. L’image de Grand Loup est bien travaillée : il est comme «tissé» (histos !) (cf. la couverture : on voit au travers de son corps). Petit Loup est compact, uni, lisse. Constamment Grand Loup est crayonné à grands traits. Grand Loup est de fourrure, Petit Loup est de peau, aussi soyeux que Grand Loup est touffu et chevelu. Petit Loup est intact. Grand Loup malgré sa superbe queue affichée comme une arme et un museau ambitieux de prédateur patenté, a des blessures cachées sous son pelage qui semble parfois un peu râpé, voire miteux avec un cœur parfois à nu (image 14, la dernière image double). Grand Loup et Petit Loup, c’est l’histoire de toutes les différences d’âge, celle des frères et des sœurs bien sûr mais aussi, plus généralement, celle des êtres d’expérience confrontés aux plus jeunes qui n’en ont pas. Mais à quoi servirait l’expérience si on n’en faisait pas profiter les plus jeunes.

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