Une histoire de l'Océanie

UNE HISTOIRE DE L’OCÉANIE Olivier ESNAULT

UNE HISTOIRE DE L’OCÉANIE Olivier ESNAULT Direction générale de l’éducation et des enseignements Ministère de l’Éducation Polynésie française © MEA-DGEE 2022 www.education.pf

LES GRANDS ARCHIPELS D’ASIE ET D’OCÉANIE

ÉTATS ET TERRITOIRES DU PACIFIQUE INTERTROPICAL

À Gégé. « Ou, penchés à l'avant de blanches caravelles, Ils regardaient monter en un ciel ignoré Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles. » José-María de Heredia « J’eus le sentiment de vivre une de ces choses immenses qu’avaient vécues avant moi nos ancêtres : la découverte d’une terre après des mois de mer à bord d’une pirogue. » Tavae Raioaoa Je remercie Jean-Marie DUBOIS, Yvette TOMMASINI et Mairenui LEONTIEFF pour leurs lectures exigeantes de même que Vetea PUGIBET, Henri-Emmanuel HERVEGUEN et Heinui LE CAILL pour leur patience inlassable lors de l'élaboration des cartes.

SOMMAIRE Carte « Les grands archipels d’Asie et d’Océanie » ........................................................................... 2 Carte « États et territoires du Pacifique intertropical »........................................................................ 3 INTRODUCTION ........................................................................................................................... 7 Présentation de l’espace géographique .......................................................................................... 10 PREMIÈRE PARTIE ....................................................................................................................................... 17 DES ORIGINES AU DÉBUT DU XVIE SIÈCLE, LE PEUPLEMENT DE L’OCÉANIE ET L’ÉPANOUISSEMENT DES PEUPLES OCÉANIENS Chapitre 1 - Les temps anciens : la pirogue et les tubercules ......................................................... 19 - Les Aborigènes et les Papous - Les Austronésiens - La différenciation des peuples et des cultures DEUXIÈME PARTIE ........................................................................................................................ 25 DU DÉBUT DU XVIe SIÈCLE AU DÉBUT DU XIXe SIÈCLE, LES PREMIERS CONTACTS AVEC LES OCCIDENTAUX ET LES RÉACTIONS DES PEUPLES DE L’OCÉANIE Chapitre 1 - Du début du XVIe siècle au début du XVIIe siècle, le temps des Espagnols : l’or et la croix .................................................................................................................................27 - L’expédition de Magellan - Le « lac espagnol » - Les premières menaces Chapitre 2 - Du début du XVIIe siècle au début du XVIIIe siècle, le temps des Hollandais : les épices et la flibuste .................................................................................................................................. 33 - L’arrivée des Hollandais - Rapa Nui - La V.O.C Chapitre 3 - Du milieu du XVIIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, le temps des Anglais et des Français : la science et les malentendus ........................................................................................................ 37 - Le siècle des Lumières - James Cook - La Bounty et autres voyages Chapitre 4 - De la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle, le temps des baleiniers, des missionnaires et des rois polynésiens .................................................................................................................. 43 - Les baleiniers - Les missionnaires - Les rois polynésiens TROISIÈME PARTIE ....................................................................................................................... 49 DU MILIEU DU XIXe SIÈCLE AU MILIEU DU XXe SIÈCLE, LES COLONISATIONS ET LES BOULVERSEMENTS DE L’OCÉANIE Chapitre 1 - Du milieu du XIXe siècle au début du XXe siècle, le temps des épidémies, des colonisateurs et des trafiquants .......................................................................................................................... 51 - La catastrophe démographique - Le contexte de la colonisation - Les trois partages

- Aux périphéries de l’Océanie - La violence de la colonisation - Le trafic de la main-d’œuvre Chapitre 2 - Du début du XXe siècle au milieu du XXe siècle, le temps des dominions, de la Première Guerre mondiale et des indigènes ...................................................................................................... 61 - Les dominions - Von Spee et la Première Guerre mondiale dans le Pacifique - L’indigénat QUATRIÈME PARTIE ........................................................................................................................... 67 DU MILIEU DU XXe SIÈCLE À NOS JOURS, L’IMPACT DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE ET L’ÉMANCIPATION POLITIQUE EN OCÉANIE Chapitre 1 - 1939-1945, le temps de la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique : les États-Unis contre le Japon .............................................................................................................................................. 69 - L’expansion japonaise - La riposte américaine - L’Océanie dans la guerre Chapitre 2 - Seconde moitié du XXe siècle, le temps des Anglo-Saxons, des essais nucléaires et des indépendances .................................................................................................................................... 73 - Le « lac américain » - Les essais nucléaires - Le contexte de la décolonisation - Les trois phases de la décolonisation - Les territoires français du Pacifique - Langues autochtones et langues coloniales Chapitre 3 - Les temps actuels : entre coutume et modernité ............................................................. 81 - L’influence anglo-saxonne - Situation globale et péril climatique - La culture et l’identité CONCLUSION ................................................................................................................................... 87 NOTE D’ASTRONOMIE ...................................................................................................................... 89 GLOSSAIRE ........................................................................................................................................ 91 CHRONOLOGIE DE L’HISTOIRE DE L’OCÉANIE ............................................................................... 93 CHRONOLOGIE DE LA DYNASTIE DES POMARE ............................................................................ 98 CHRONOLOGIE DE LA DYNASTIE DES KAMEHAMEHA ................................................................. 99 LISTE DES ÉTATS ET TERRITOIRES DE L’OCÉANIE .............................................................................100 LISTE DES CAPITALES ET DES CHEFS-LIEUX .....................................................................................101 TABLEAU DES DOCUMENTS ............................................................................................................102 INDEX ...............................................................................................................................................103 BIBLIOGRAPHIE ...............................................................................................................................105 ICONOGRAPHIE ...............................................................................................................................107

INTRODUCTION • Définition du sujet L’océan Pacifique est un espace géographique, l’Océanie est un espace culturel, inclus dans le Pacifique. L’Océanie peut être définie négativement par rapport aux espaces voisins. C’est un espace essentiellement insulaire et faiblement peuplé. Contrairement à l’Asie ancienne et à l’Amérique précolombienne, l’Océanie n’avait pas de structure étatique caractérisée par une administration centralisée, des concentrations urbaines, un système d’écriture et des techniques métallurgiques. Les civilisations de l’Océanie se sont développées à l’écart du monde jusqu’à l’irruption des Occidentaux dans le Pacifique au XVIe siècle. Linguistiquement, l’Océanie comprend trois familles : les langues aborigènes, papoues, malayo- polynésiennes (= austronésiennes). Notons que l’Australie et la Nouvelle-Guinée font partie des terres très anciennement peuplées alors que les îles polynésiennes forment les dernières terres atteintes par l’Homme à une époque très récente. • Délimitation spatiale du sujet Comme toujours en histoire, les limites sont incertaines. Le groupe des Pitcairn et de l’Île de Pâques marquent la limite orientale. La Nouvelle-Zélande (Aotearoa) et les îles Chatham marquent la limite méridionale. Les autres limites sont plus complexes. Actuellement, l’Australie, la Nouvelle-Guinée et Belau marquent la limite occidentale. Mais avant d’être hindouisés, islamisés, christianisés ou sinisés, les Malais d’Indonésie, des Philippines et de Taïwan appartenaient à une vaste Océanie puisqu’ils sont aussi locuteurs de langues malayo-polynésiennes. Hawaï (Hawaii), les Marshall et les Mariannes forment la limite septentrionale. Mais les ancêtres austronésiens ont aussi atteint l’archipel des Ryu Kyu au sud du Japon. Des langues malayo-polynésiennes sont encore parlées à Taïwan et à Okinawa aux Ryu Kyu. Les Bonin et les îles Volcano situées à 600 km au nord des Mariannes et dans leur prolongement ont vraisemblablement été découvertes par les Austronésiens mais font partie maintenant de l’aire japonaise. Le choix des noms de lieux est lui-même difficile car des îles ont porté des noms successifs (îles Infortunées, Basses, Lointaines, Tuamotu), ne portaient pas un nom d’ensemble avant les découvertes européennes (Nouvelle-Guinée) ou portent actuellement à la fois un nom occidental et un nom océanien (Rapa Nui, Île de Pâques). Traiter l’histoire de l’Océanie ne conduit pas à s’enfermer dans l’espace océanien. Les relations externes avec les pays européens et avec les pays riverains du Pacifique ont été aussi déterminantes que les évolutions internes à l’Océanie. Nous évoquerons donc, en plus des puissances européennes concernées, l’Amérique du Sud précolombienne ainsi que le Pérou et le Chili contemporains avec lesquels la Polynésie a été en relation. Par la présence des colonisateurs espagnols, hollandais (et indonésiens aujourd’hui), l’histoire des Philippines et de l’Indonésie est liée à celle de l’Océanie. Enfin au XIXe et au XXe siècle, les ÉtatsUnis et le Japon, et secondairement la Russie et la Chine, ont joué un rôle essentiel dans le Pacifique en général et l’Océanie en particulier. • Périodisation et plan du sujet Nous éviterons le débat sur les spécificités du travail de l’historien. Nous admettons d’emblée qu’il est possible d’écrire l’histoire de sociétés sans écriture en partant des informations livrées par l’archéologie, la linguistique, l’ethnologie, la génétique, la paléobotanique*… La première source écrite (allogène) con- cernant l’Océanie reste le journal de bord de Magellan au début du XVIe siècle. Périodiser c’est donner un sens à une suite d’événements. Nous distinguerons classiquement quatre périodes : - Période 1 : des origines au début du XVIe siècle, le peuplement de l’Océanie et l’épanouissement des peuples océaniens ; - Période 2 : du début du XVIe siècle au début du XIXe siècle, les premiers contacts avec les Occidentaux et les réactions des peuples de l’Océanie ; - Période 3 : du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, les colonisations et les bouleversements de l’Océanie ; - Période 4 : du milieu du XXe siècle à nos jours, l’impact de la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique et l’émancipation politique en Océanie 7

• Problématique du sujet Après l’exposé rapide d’un espace géographique généralement mal connu, nous présenterons une histoire politique de l’Océanie c'est-à-dire que nous montrerons la construction progressive des différents peuples et territoires et leurs relations avec les puissances extérieures. Nous retiendrons de l’anthropologie les éléments nécessaires à la compréhension du sujet. Nous aborderons bien l’ensemble de l’Océanie et ne privilégierons pas, par exemple, la Polynésie. En effet, les histoires des différentes aires culturelles sont indissociables. L’idée directrice consistera à mettre en évidence les bouleversements issus de l’irruption des Occidentaux dans le Pacifique et l’Océanie. Il s’agira aussi de trouver des logiques temporelle et spatiale pour une histoire où les acteurs et les événements sont nombreux et où les lieux sont à la fois multiples et dispersés dans une aire immense. Chaque chapitre sera accompagné d’une carte originale conçue selon la même logique et une chronologie générale permettra de mettre en relation l’ensemble des événements. Ce travail s’inscrit dans le courant de l’« histoire globale » où chaque histoire particulière est connectée aux grandes évolutions planétaires. La réflexion historique se nourrit ainsi de géographie, d’économie, de démographie, d’histoire des idées, d’anthropologie… Concernant l’Océanie, l’imaginaire occidental retient souvent la beauté des paysages et des vahine ; c’est oublier rapidement les épidémies et les massacres. La bibliographie indiquera non seulement les ouvrages utilisés mais permettra au lecteur curieux d’accéder, au-delà des événements, aux réflexions pénétrantes de plusieurs auteurs sur les identités océaniennes. 8 Pirogue double

9 OZEANISCHEVÖLKER, Original Antique Chromolithograph, in « Lexikon » par Joseph Meyer (encyclopédie de 52 volumes, parue en Allemagne, commencée en 1839, terminée en 1855). Australie : 1. Aborigène du Nord, 2. Aborigène du Sud, 3. Aborigène de l’ouest d’Ashburton, 4. Aborigène de Tasmanie. Nouvelle-Guinée : 5. Homme de Nouvelle-Bretagne (Archipel des Bismarck), 9. Homme de Papouasie–Nouvelle-Guinée, 12-13. Femme et Homme d’Anachorète (archipel des Bismarck). Mélanésie : , 6. Homme de Nouvelle-Calédonie, 7. Homme des Salomon, 8. Homme des Nouvelles-Hébrides, 10-11. Homme et Femme des Fidji, Micronésie : 14. Homme de Yap (Carolines), 15. Femme des îles Mortlock (îles Chuuk), 16. Homme des îles Gilbert, 17-18. Femme et Homme de Palaos (sud-ouest de la Micronésie), 19. Homme des îles Carolines, 20. Homme de Chuuk (Carolines), 21. Femme des îles Marshall. Polynésie : 22. Homme des îles Tonga, 23. Homme des îles Hervey (îles Cook), 24. Homme de Nouvelle-Zélande (Maori), 25. Femme des Marquises, 26-27. Femme et Homme des îles de la Société, 28. Femme des Tuamotu, 29-30. Homme et Femme des îles Samoa.

LA RÉGION ASIE-PACIFIQUE IL Y A 20 000 ANS

PRÉSENTATION DE L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE L’océan Pacifique et l’Océanie forment un espace mal connu ; cet espace gigogne est souvent coupé en deux sur les planisphères européo-centrés avec une portion non représentée de l’Océanie du Pacifique central. L’océan Pacifique représente la moitié géographique des mers du globe ; l’espace historique de l’Océanie juxtapose un quasi-continent (l’Australie) à une dizaine de milliers d’îles situées principalement dans la zone intertropicale ; quelques-unes sont très grandes (la Tasmanie, la Nouvelle-Guinée, les deux îles de Nouvelle-Zélande), d’autres plus nombreuses sont de taille moyenne (les îles mélanésiennes) mais la plupart sont de petite taille (les îles polynésiennes et micronésiennes). Les îles sont moins nombreuses et plus vastes en Océanie occidentale, plus nombreuses et plus petites en Océanie orientale. Ce sont ces espaces différents qui seront initialement découverts et peuplés par les ancêtres des Aborigènes et des Papous et par les différents peuples austronésiens avant d’être redécouverts et colonisés par les Occidentaux. Les terres isolées sont rares (Île de Pâques, Nauru). La plupart des petites îles, regroupées en archipels, sont les parties émergées d’alignements de monts sous-marins orientés du sud-est au nord-ouest. Les îles hautes (Tonga méridionales, Cook Sud, Société, Australes, Marquises, Hawaï) sont volcaniques (et liées à des « points chauds »), les îles basses (Tuamotu, Cook Nord, Tonga septentrionales, Tuvalu, Kiribati, archipels micronésiens) sont des atolls : des anneaux coralliens forment ainsi la partie émergée d’îles volcaniques qui se sont lentement effondrées sous leur propre poids et se sont retrouvées immergées sous l’océan. Des récifs de corail bordent aussi les îles volcaniques et les îles d’origine continentale. Un immense récifbarrière longe la côte nord-est de l’Australie. Les îles moyennes sont des terres soulevées résultant des forces tectoniques agissant le long de la ligne de fracture constituant la « ceinture de feu » du Pacifique. Cet arc insulaire est marqué par des phénomènes volcaniques (Salomon, Vanuatu mais aussi Fidji, Samoa Ouest). Les grandes îles (la Tasmanie, la Nouvelle-Guinée, les deux îles de Nouvelle-Zélande mais aussi la NouvelleCalédonie qui, pour sa part, est de taille moyenne) sont les restes déplacés et soulevés d’un continent des périodes géologiques passées dont une autre partie était formé par l’Australie. Le relief de ces grandes îles est montagneux et marqué aussi par des phénomènes volcaniques. Quant à l’Australie, c’est un quasi-continent stable et plat, morceau détaché d’un ensemble plus vaste (« Gondwana ») il y a 120 millions d’années. Les variations des niveaux marins ont facilité le peuplement de la Nouvelle-Guinée, de l’Australie et de la Tasmanie (le « Sahul ») par les ancêtres des Aborigènes et des Papous ; en effet, durant la glaciation de Würm de -70 000 à -10 000, le niveau des eaux plus bas a réuni cet ensemble et réduit les bras de mer de la ligne Wallace* le séparant de l’Asie du sud-est (le « Sunda »). Vers -10 000, le réchauffement naturel du climat a provoqué la fonte des glaces et donc une dernière grande remontée des eaux qui a isolé et divisé le « Sahul » en plusieurs éléments géographiques selon la configuration actuelle (les Papous et les Aborigènes se retrouvaient géographiquement séparés). C’est ce même épisode climatique qui est l’une des raisons de la révolution néolithique au Moyen-Orient et peut-être de l’apparition de l’horticulture en Nouvelle-Guinée. L’Australie est aride à l’intérieur et tempérée au sud ; la Nouvelle-Zélande est globalement tempérée. Par contre, tous les autres îles et archipels océaniens (ainsi que le nord de l’Australie et l’extrême nord de 13

la Nouvelle-Zélande) sont chauds et humides, avec des nuances locales en fonction de la latitude et du relief. Les précipitations sont abondantes surtout sur les côtes orientales « au vent » des alizés ; les côtes occidentales « sous le vent » et les îles basses peuvent connaître des périodes de sécheresse. Les cyclones, rares près de l’équateur, sont saisonniers et frappent de part et d’autre des tropiques. Le géographe peut distinguer « les îles et archipels de l’Océanie intertropicale » de « l’Océanie intertropicale » qui comprend en plus, stricto sensu, les parties septentrionales de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Les différentes sociétés insulaires se sont adaptées à ces contraintes géographiques du relief et du climat. L’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Guinée, longtemps isolées des autres continents, abritent une flore et une faune spécifiques (domaine biogéographique situé à l’est de la ligne Wallace). Les îles montagneuses sont recouvertes de forêt. Les mangroves* à palétuviers bordent les côtes de la NouvelleGuinée où poussent également des forêts de palmiers-sagoutiers dans les plaines marécageuses. La flore s’appauvrit logiquement au fur et à mesure que l’on se dirige vers l’est du Pacifique où le taux d’endémisme* devient élevé. Les espèces végétales se répandent quand les graines et les pollens sont transportés par les oiseaux, les vents et les courants marins. La flore originelle était pauvre en plantes comestibles et les hommes ont introduit les plantes alimentaires en plusieurs phases. Les principales plantes comestibles diffusées par les Océaniens dans l’Océanie entière proviennent de la région correspondant aux archipels actuels d’Indonésie et de Nouvelle-Guinée : banane, canne à sucre, fruit de l’arbre à pain, igname, kava*, noix de coco, taro… Les Occidentaux ont par la suite acclimaté au XVIIIe et au XIXe siècle de nombreuses autres plantes dont la plupart des arbres fruitiers tropicaux (manguiers, tamariniers, orangers…). Il n’y avait pas de mammifères en Océanie avant l’arrivée des Océaniens à part la chauve-souris (roussette). Avant l’arrivée des Européens, les seuls mammifères introduits par les Océaniens étaient les chiens, les cochons et les rats (ces animaux étant pour leur part lointainement originaires d’Asie). Les autres animaux présents sur les îles étaient des oiseaux, des tortues marines et des reptiles ayant dérivé sur des amas végétaux flottants. La compréhension du système des vents et des courants dans le Pacifique est indispensable pour comprendre le peuplement de la Micronésie et de la Polynésie aux temps anciens et l’exploration du Pacifique par les Occidentaux à l’époque de la marine à voile. Dans la zone intertropicale, on observe un régime dominant d’alizés venant du secteur est et se dirigeant vers l’équateur de part et d’autre de cette ligne remarquable. Aux latitudes moyennes, dans les deux hémisphères, il y a un régime dominant de vents venant du secteur ouest. Globalement, le régime des vents varie selon les saisons ; en janvier la zone de convergence intertropicale (Z.C.I.T) se trouve au sud de l’équateur géographique, en juillet, elle se situe au nord. Comme nous le verrons ultérieurement, les alizés facilitaient pour les Polynésiens les communications entre les archipels et les voyages de retour en cas d’expédition infructueuse. De même, Magellan utilisera les alizés pour traverser le Pacifique du sud-est vers le nord-ouest et Urdaneta suivra les vents d’ouest pour rejoindre l’Amérique à partir de l’Asie. Actuellement, les scientifiques progressent dans la compréhension d’El Niño et les historiens en tirent leurs propres conclusions. El Niño résulte d’une anomalie atmosphérique périodique modifiant les régimes des courants marins, des vents et des pluies dans le Pacifique. El Niño dure environ 18 mois et survient en moyenne une ou deux fois par décennie. Pendant El Niño, on assiste à un affaiblissement des alizés doublé d’une inversion dans le régime des vents qui se mettent à souffler d’ouest en est. Les Polynésiens voyaient donc régulièrement leurs voyages de l’ouest vers l’est favorisés ; de plus, à la fin de ce phénomène climatique, le régime des alizés (soufflant de l’est vers l’ouest) se rétablissait permettant le retour. La durée d’El Niño pourrait correspondre à celle d’une grande expédition maritime et sa fréquence serait compatible avec des schémas planifiés d’exploration. Également dans la zone intertropicale, on observe un régime dominant de courants transportant l’eau d’est en ouest sur toute la largeur du Pacifique : ce sont le courant nord-équatorial et le courant sud-équatorial ; 14

au niveau de l’équateur, ces deux courants refluent vers l’est en formant le sous-courant équatorial. Il est certain que les Micronésiens se sont servis de ces courants pour sillonner le Pacifique Nord-Ouest et équatorial ; ils cartographiaient d’ailleurs les courants et la houle à l’aide de baguettes de bambou (stick charts). Les Micronésiens se sont fait ainsi géographes. Cela dit, l’Océanie est un concept géographique inventé par les Occidentaux. Mais, aujourd’hui, l’Océanie est devenue une réalité du fait, nous le verrons, d’une histoire et d’une place dans l’économie mondiale partagées par les Océaniens. 15 Stick chart

PREMIÈRE PARTIE DES ORIGINES AU DÉBUT DU XVIe SIÈCLE, LE PEUPLEMENT DE L’OCÉANIE ET L’ÉPANOUISSEMENT DES PEUPLES OCÉANIENS

1 LES TEMPS ANCIENS : LA PIROGUE ET LES TUBERCULES - LES ABORIGÈNES ET LES PAPOUS - LES AUSTRONÉSIENS - LA DIFFÉRENCIATION DES PEUPLES ET DES CULTURES 19

LE PEUPLEMENT DU PACIFIQUE INSULAIRE

L’histoire du peuplement de la Terre est extrêmement complexe. Aux confins de l’Océanie, les migrations des ancêtres des Aborigènes et des Papous ne furent pas les premières. Les ancêtres des Négritos* les ont précédés et ont peuplé entre -70 000 et -50 000 une partie de la Nouvelle-Guinée et les territoires actuels de la Malaisie, de l’Indonésie et des Philippines formant à l’époque une terre unique, le « Sunda ». Le premier peuplement de l’espace océanien alors désert fut celui des ancêtres des Aborigènes. Venant de l’Asie du Sud-Est et traversant les bras de mer sur des radeaux, ils peuplèrent la Nouvelle-Guinée, l’Australie et la Tasmanie (alors toutes trois rattachées en un seul continent) de -45 000 à -40 000. Ils occupèrent la totalité de l’Australie rapidement, en cinq millénaires, mais se fixèrent davantage le long des littoraux. Ils vinrent en plusieurs vagues ce qui explique les différences ethniques et culturelles. Ils demeurèrent des chasseurs-cueilleurs nomades et firent circuler à travers le continent des perles, du corail, de l’obsidienne. Leurs rites permettaient de perpétuer le monde créé par les ancêtres ; chaque individu avait un rapport onirique avec un lieu particulier, ce qui donnait à chaque paysage une dimension religieuse (leTemps du rêve). Les guerres n’étaient pas fréquentes et souvent remplacées par des cérémonies d’envoûtement redoutées ou de grands rassemblements contradictoires (corroboree). Le second peuplement fut celui des ancêtres des Papous.Venus aussi d’Asie du Sud-Est, dans la même période chronologique que les Aborigènes mais après eux, ils peuplèrent la Nouvelle-Guinée et les îles Bismarck. Ils ne se dirigèrent pas vers l’Australie quand elle était encore unie à la Nouvelle-Guinée pas plus qu’ils ne franchirent le détroit maritime les séparant de l’Australie après -10 000. En Nouvelle-Guinée, ils assimilèrent certainement les Aborigènes restés sur place et entretinrent toujours quelques contacts avec l’Australie par l’intermédiaire des populations métissées des îles du détroit de Torrès. Les premières traces de la culture du taro (horticulture*) apparaissent vers -9000, celles de l’élevage du porc et de la présence du chien sont plus tardives ; l’introduction de ces animaux correspond vraisemblablement à l’arrivée dans la région des Austronésiens mais il reste possible qu’elle lui soit antérieure. Les Papous devinrent pratiquement tous des horticulteurs-chasseurs sédentaires. Ils s’établirent préférentiellement sur les hautes terres aux sols fertiles et qui n’étaient pas impaludées à la différence des régions côtières bordées par les mangroves. Tous les peuples de Nouvelle-Guinée se montrèrent belliqueux. Il ne faut pas se représenter le peuplement de la Terre comme une succession d’expéditions menées au loin par les hommes. En réalité, génération après génération, de proche en proche, les hommes ont progressivement élargi leur œkoumène*. La cause principale a été la pression du nombre sur le milieu : en effet, les populations de chasseurs-cueilleurs pourtant peu nombreuses nécessitaient des territoires très vastes. Le peuplement des archipels du Pacifique par les Austronésiens (que l’on va aborder maintenant) a obéi aux mêmes contraintes démographiques. Mais les modalités de l’exploration maritime diffèrent de la progression des hommes sur la terre ferme. Les Austronésiens décidèrent ponctuellement de se risquer sur l’océan sans certitude d’atteindre une terre lointaine ni de pouvoir revenir au point de départ. On ne peut qu’imaginer toutes ces destinées de navigateurs (ces odyssées) effacées par le temps. Le troisième peuplement fut celui des Austronésiens, un terme qui désigne les ancêtres communs des habitants actuels de tous les archipels de l’Océanie intertropicale et des Malais des Philippines et d’Indonésie. Navigateurs, les Austronésiens partirent de Taïwan et des Philippines et peuplèrent entre -3000 et le début de notre ère le Pacifique Nord-Ouest, c'est-à-dire les Mariannes, les Carolines, les Marshall et les Gilbert. Nous appelons aujourd’hui cet espace la Micronésie. D’autres groupes austronésiens s’installèrent dans le même temps dans les îles indonésiennes. On ne peut s’empêcher de se poser une question : pourquoi les Austronésiens, à partir des îles indo- nésiennes, n’ont-ils pas atteint la proche Australie ? La question est sans doute mal posée. Des petits groupes austronésiens ont vraisemblablement débarqué (avec leurs chiens) sur les côtes nord de l’Australie mais ont été absorbés par les populations aborigènes présentes, ne laissant aucune trace de leur passage, si ce n’est leurs chiens retournés à l’état sauvage, les dingos, que les Aborigènes domestiquèrent parfois. 21

De -1500 à -900, des Austronésiens de nouveau, quittant les archipels philippin et indonésien bordant l’Asie, peuplèrent le Pacifique occidental (les côtes orientales de la Nouvelle-Guinée, les îles Bismarck, les Salomon, leVanuatu, la Nouvelle-Calédonie) et le Pacifique central (les Fidji, les Tonga, Wallis, Futuna, les Samoa). Jusqu’à nos jours, il y a de nombreux groupes austronésiens sur les côtes de Nouvelle-Guinée alors que les hautes terres de la grande île sont exclusivement papoues. Certains groupes austronésiens se métissèrent plus ou moins, génétiquement et culturellement, avec les Papous lors de leurs migrations. C’est ce qui explique en partie les différences ethniques et culturelles entre les habitants actuels des archipels océaniens. Rappelons que les Austronésiens formaient à l’origine de très petits groupes diversifiés qui ont transmis leurs gènes à des populations entières devenues au fil du temps beaucoup plus nombreuses. L’expansion de la poterie Lapita (du nom du site éponyme en Nouvelle-Calédonie découvert par Gifford en 1956) témoigne de l’expansion des Austronésiens dans le Pacifique occidental et central. Mais entre -500 et +500, la poterie Lapita disparaît progressivement du Pacifique central montrant un affaiblissement des liens avec le Pacifique occidental et la formation d’une nouvelle culture dans les archipels des Fidji, des Samoa et des Tonga (marquée notamment par l’apparition d’herminettes* en basalte, de harpons en os et d’hameçons en coquillage, du tapa* battu et de la fosse à uru*). Les habitants du Pacifique Nord-Ouest correspondent aux actuels Micronésiens. Ceux du Pacifique occidental correspondent aux actuels Mélanésiens. Ceux du Pacifique central (à l’exception des Fidjiens) correspondent aux actuels Polynésiens. La poterie réapparaîtra vers 1000 aux Fidji, ce qui témoigne de migrations mélanésiennes tardives vers ces îles. Ces dernières migrations mélanésiennes vers l’est (provenant vraisemblablement duVanuatu) précèdent d’un siècle les migrations de retour des outliers polynésiens vers l’ouest : on trouve aujourd’hui des éléments culturels polynésiens éparpillés dans toute la Mélanésie, par exemple à Tikopia aux îles Salomon, à Ouvéa aux îles Loyauté. Notons aussi que des Mélanésiens et des Polynésiens ont migré à différentes dates vers les archipels de Micronésie du Sud (les populations de Belau et Nauru sont par exemple très mélangées). Cette division de l’espace austronésien (ou malayo-polynésien) évoque bien entendu la distinction faite par Dumont d’Urville en 1830 entre la Malaisie, la Mélanésie, la Polynésie et la Micronésie selon les caractéristiques ethniques de leurs habitants. Cette division repose sur des imprécisions. Il y a bien des sous-familles linguistiques malaises, mélanésiennes, polynésiennes, micronésiennes. En revanche, il faut concevoir ces différents peuples descendant d’ancêtres communs comme n’étant pas séparés mais au contraire comme faisant partie d’un long continuum génétique et culturel. Dans ce continuum, les différences sont souvent peu marquées entre îles voisines même si elles sont plus accusées entre îles lointaines. Fidji est un espace charnière par excellence puisque, au sein de cet archipel mélanésien, les influences polynésiennes sont très importantes dans l’île orientale de Vanua Levu proche de Tonga et rivale de l’île occidentale de Viti Levu. Un fait contribue encore à la confusion : le métissage général des Polynésiens aujourd’hui tend à faire oublier leur proximité avec les Mélanésiens. Enfin, la terminologie anglo-saxonne prête à confusion : le terme « melanesian » désigne à la fois les peuples à peau noire de Nouvelle-Guinée et des archipels mélanésiens alors que les historiens francophones distinguent sur des critères linguistiques les Papous des Mélanésiens. De 500 à 900, les Polynésiens du Pacifique central reprirent leurs migrations vers l’est et atteignirent la Pacifique oriental à savoir les Cook, la Société (Îles Sous-le-Vent et Îles du Vent), les Tuamotu, les Australes et les Marquises. Dans cette période, des Polynésiens poursuivant plus loin leurs explorations vers l’est parvinrent vraisemblablement en Amérique du Sud dont ils purent revenir avec la patate douce au nom amérindien de kumara. (Notons que la patate douce voyagea ensuite d’île en île et d’est en ouest puisque les Européens constatèrent au XVIe siècle la présence de ce tubercule non indigène en Nouvelle-Guinée ; rappelons par contre que ce sont les Européens qui introduisirent le manioc en Océanie). Vers 1000, des Marquisiens atteignirent vers le nord Hawaï (en passant par les îles de la Ligne comme l’atteste l’archéologie) et vers le sud-est les Gambier, les Pitcairn (abandonnées plus tard semble-t-il au XVe siècle) 22

et l’Île de Pâques. (L’Amérique du Sud a donc été atteinte avant 1000 car les Polynésiens partis vers Hawaï et l’Île de Pâques ont emporté avec eux la patate douce qui avait eu ainsi le temps de se répandre). Enfin, vers 1350, des navigateurs de Raiatea et Tahiti atteignirent (en passant par les îles Kermadec) la NouvelleZélande ; les deux grandes îles auparavant vides furent rapidement peuplées mais les Polynésiens durent s’adapter à un climat plus froid (la patate douce remplaça complètement le taro et le lin tissé remplaça le tapa battu). L’île du nord était plus peuplée que celle du sud. Les Maoris au nord étaient sédentaires, vivaient dans des villages fortifiés (pä) rassemblant une subdivision tribale (hapu). Dans l’île du sud, les populations étaient restées semi-nomades et vivaient davantage de la chasse (extermination des moa*). Il n’y avait ni groupes hégémoniques ni sentiment d’appartenance à une communauté unique. Un des archipels le plus anciennement peuplé, Tonga, s’est distingué des autres archipels polynésiens par une évolution politique précoce. Dès le Xe siècle, une chefferie héréditaire s’est constituée à Tonga (le Tu’i tonga de Tongatapu). Elle a imposé son hégémonie à l’ensemble de l’archipel si bien qu’on peut parler de royauté. À son apogée au XVe siècle, Tonga exerçait sa domination sur l’archipel fidjien de Lau et sur Wallis (mais pas sur les Samoa et Futuna) et influença fortement le développement politique de l’île fidjienne de Vanua Levu (des traditions orales ont conservé la mémoire de cette dynastie, mémoire évidemment remaniée selon des intérêts politiques postérieurs). Les dates de peuplement sont pour des raisons évidentes difficiles à préciser : incertitudes archéologiques, traditions orales non datées. Les faits et dates indiqués sont ceux établis dans l’état actuel des recherches ; les dates, notamment, évoluent. Plusieurs enseignements peuvent être tirés de ces voyages successifs. En l’espace de 4000 ans, les descendants des Austronésiens originaires des archipels bordant l’Asie continentale peuplèrent l’ensemble des archipels du Pacifique intertropical. Les voyages se firent principalement d’ouest vers l’est. Ces migrations étaient motivées par la pression démographique sur des espaces restreints. C’est pourquoi les Mélanésiens, installés sur de grandes îles fertiles, interrompirent leurs migrations à la différence des Polynésiens qui poursuivirent leur progression vers l’est pour des raisons inverses. Les expéditions sur grande pirogue double étaient soigneusement préparées et ménageaient une possibilité de retour. Ces navigateurs avaient une grande connaissance du ciel (« boussole » diurne du soleil, « compas » nocturne des étoiles) et des océans (vents, courants, réfraction de la houle, nuages insulaires, débris végétaux flottants, vol des oiseaux, alignement dominant des archipels). Les voyageurs emmenaient avec eux les plantes indispensables originaires d’Asie du Sud-Est, d’Insulinde et de Nouvelle-Guinée qu’ils acclimataient dans les terres découvertes (taro, igname, banane, noix de coco, uru, mape, canne à sucre, kava…) ; ils emportèrent aussi des porcs, des chiens, des rats et des poulets pour leur part lointainement originaires d’Asie (notons que pour des raisons inconnues le cochon ne fut pas introduit en Nouvelle-Calédonie). Les Océaniens entretenaient des contacts réguliers avec les archipels proches ; en revanche les relations cessaient immédiatement ou progressivement avec les archipels lointains : par exemple, les Hawaïens ne revirent jamais les Marquises. La mémoire polynésienne s’enracine inconsciemment dans une durée millénaire ainsi que le révèle de façon fascinante la toponymie. Venus de l’ouest, les Polynésiens maintenaient le souvenir de ce qu’ils considéraient comme leurs terres originelles en attribuant symboliquement des noms particuliers à certaines îles. Ces noms sacrés sont Savai’i et Upolu aux Samoa ; noms qu’on retrouve aux îles de la Société où Havai’i désignait Raiatea et Uporu désignait Tahaa. Ces îles abritent les marae* consacrés aux dieux les plus importants et correspondent au pays du retour des esprits des morts. Dans les croyances anciennes, les esprits migraient toujours vers l’ouest, c'est-à-dire vers la terre d’origine. Au fil des voyages, les Polynésiens ont progressivement oublié les étapes les plus anciennes de leurs migrations mais le souvenir d’une dispersion à partir d’un archipel situé à l’ouest est toujours resté. D’ailleurs, afin d’entretenir un lien avec une terre que l’on quittait, les Polynésiens emportaient des pierres d’un marae qui seraient les premières pierres d’un marae à venir. Avec le temps et l’éloignement, les peuples et les cultures d’Océanie se sont différenciés. 23

• La Micronésie est devenue un carrefour migratoire entre l’Asie, la Mélanésie et la Polynésie. Les Micronésiens étaient d’infatigables navigateurs utilisant même des cartes faites de coquillages et de baguettes reliées par des fibres représentant îles, vents et courants. Ils effectuaient continuellement des échanges entre des îles qui jouaient un rôle spécifique, économique ou religieux (Yap), au sein des différents archipels. Fait unique en Océanie, les habitants des Carolines utilisaient une sorte de monnaie constituée de disques de pierres troués enfilés sur une cordelette. Les Micronésiens utilisaient la pierre dans leurs constructions (Pohnpei). Comme chez les Polynésiens, il existait des castes héréditaires mais, comme chez les Mélanésiens, un individu pouvait améliorer son statut social par ses qualités et ses actions. Les espaces et activités des hommes et des femmes étaient nettement séparés et marqués par de nombreux interdits. Les règles d’exploitation de la terre et des zones de pêche étaient très contraignantes du fait du manque chronique de nourriture. Ayant pourtant des origines communes, les Mélanésiens et les Polynésiens ont fait des choix sociaux qu’un historien structuraliste pourrait opposer terme à terme. • Les Mélanésiens obéissaient à des chefs guerriers révocables possédant des biens d’échange mais le vrai pouvoir appartenait aux maîtres de la terre qui contrôlaient les chemins coutumiers. Plus cultivateurs que navigateurs, les Mélanésiens privilégiaient souvent les terres sèches propices à l’igname. Ils ne construisaient pas en pierre. La religion était clanique, dissimulée, chtonienne. L’identité était liée à la terre. La diversité linguistique est étonnement prodigieuse. La case est ronde. • Les Polynésiens vivaient dans des sociétés stratifiées dirigées par des chefs dynastiques héréditaires. Une caste de prêtres organisait spectaculairement la vie spirituelle sur des marae construits en pierre. La religion polynésienne était polythéiste et les dieux étaient les ancêtres des hommes (les dieux immatériels prenaient place dans les to’o* pendant les cérémonies). Autant navigateurs que cultivateurs, les Polynésiens privilégiaient les terres humides propices au taro. Le voyage fondateur à travers l’océan créait une mémoire collective qui s’enracinait ensuite autour d’un marae. La permanence linguistique dans le «Triangle polynésien » (espace commun de civilisation délimité par Hawaï, la Nouvelle-Zélande et l’Île de Pâques) est tout aussi étonnante. L’habitation est rectangulaire. Pour paraphraser Dominique Barbe (in « L’histoire du Pacifique des origines à nos jours »), les Océaniens sont à la fois des sédentaires et des voyageurs, enracinés dans un lieu et parcourant les routes anciennes. Ce sont des guerriers farouches mais toujours prêts à tisser des alliances nouvelles. Les chemins coutumiers propres à tous les Océaniens sont à la fois géographiques et sociaux, balisés par des gestes codifiés remplaçant souvent la parole. Parfois, les lieux et les personnes sont chargés de puissance ou bien frappés d’interdits. L’irruption des Occidentaux dans l’océan Pacifique au début du XVIe siècle va bouleverser les civilisations océaniennes 24

DEUXIÈME PARTIE DU DÉBUT DU XVIe SIÈCLE AU DÉBUT DU XIXe SIÈCLE LES PREMIERS CONTACTS AVEC LES OCCIDENTAUX ET LES RÉACTIONS DES PEUPLES DE L’OCÉANIE

1 DU DÉBUT DU XVIe SIÈCLE AU DÉBUT DU XVIIe SIÈCLE, LE TEMPS DES ESPAGNOLS : L’OR ET LA CROIX - L’EXPÉDITION DE MAGELLAN - LE « LAC ESPAGNOL » - LES PREMIÈRES MENACES 27

L’OCÉAN PACIFIQUE ESPAGNOL AU XVIe SIÈCLE Manille Macao Malacca Nagasaki Equateur Cercle polaire antarctique Cercle polaire arctique Philippines Indes Orientales Fidji Samoa Tonga Nlle-Calédonie Carolines Marshall Rapa nui Galapagos Callao Paita Acapulco La Navidad Route des alizés du nord-est Route des vents d’ouest Balboa aperçoit le Pacifique en 1513 Voyage de Schouten et Le Maire 1616 Incursion de Drake 1578 Marquises Îles infortunées (Tuamotu) Nlles-Hébrides Salomon Contact possible avec mutinés, naufragés espagnols Hawaii AMERIQUE DU SUD AMERIQUE DU NORD OCEAN ATLANTIQUE SUD OCEAN ATLANTIQUE NORD OCEAN PACIFIQUE NORD OCEAN PACIFIQUE SUD OCEAN INDIEN TERRA AUSTRALIS ASIE Guam ANTARCTIQUE Aotearoa (Nlle-Zélande) Ladrones (Mariannes) CIPANGO (Japon) Chine Moluques Timor Nlle-Guinée Îles de la Société Îles Australes Magellan découvre Fakahina en janvier 1521 Célèbes LA DECOUVERTE DES ROUTES OCEANIQUES ( PREMIERE MOITIE DU 16 ème SIECLE ) Magellan-Cano (1519 - 1522) Saavedra (1526) Urdaneta (1565) L ’ ORGANISATION DES COLONIES ESPAGNOLES ( A PARTIR DU MILIEU DU 16 ème SIECLE ) Colonies espagnoles Galion de Manille à Acapulco Portugais Anglais Hollandais : maintenus en périphérie L ’ EXPLORATION DES ILES ET DES ARCHIPELS ( DEUXIEME MOITIE DU 16 ème SIECLE ) Mendana (1567 - 1569) Mendana-Quiros (1595 - 1596) Quiros Torres (1606) Mort de Magellan L’OCEAN PACIFIQUE ESPAGNOL AU XVI ème SIECLE N 1000 km CUELLO.C ESNAULT.O © DGEE 2015

Hormis un contact vraisemblable entre Polynésiens et Amérindiens avant l’an mille, il n’y a pas eu de contact significatif entre l’Océanie et le monde extérieur avant l’irruption des Espagnols au XVIe siècle. Des marins malais des Célèbes relâchaient sur les côtes du nord de l’Australie mais repartaient dès leurs campagnes de pêche terminées. On a bien retrouvé aussi des tessons de céramique chinoise du XVe sur la côte nord de l’Australie, mais les quelques contacts exceptionnels avec des navigateurs chinois sont restés sans conséquence. Et même les contacts entre Papous et Malais des Moluques furent limités. Suite aux voyages de Christophe Colomb pour l’Espagne et de Vasco de Gama pour le Portugal, le traité de Tordesillas de 1494 partage de fait l’Amérique entre les Espagnols et les Portugais (qui en recevront la pointe orientale constituant le futur Brésil). En revanche, la limite de l’autre coté de la Terre (dont la rotondité est admise depuis le XVe) reste floue. En tout cas, les Portugais tiennent la route des Indes et s’établissent vers 1511 en Insulinde (Sumatra, îles de la Sonde, Timor, Célèbes, Moluques). Ils découvriront les Carolines en 1527 sans s’y installer et fonderont un comptoir au Japon à Nagasaki en 1549 et un autre en Chine à Macao en 1554. Il reste aux Espagnols à trouver une autre voie maritime vers l’Asie : ce sera l’objectif du voyage de Magellan. Les Espagnols veulent découvrir de nouvelles richesses et répandre la foi catholique (les Musulmans ont été définitivement battus en Espagne en 1492). En I513, au Panama actuel, Balboa découvre le Pacifique. En 1519, l’expédition de Magellan prend le large pour terminer la mission de Colomb (trouver la voie de l’Ouest) et déterminer le prolongement de la ligne de séparation de l’autre côté de la terre (établir la frontière avec l’espace portugais). Le voyage qui s’effectue dans des conditions éprouvantes dure de 1519 à 1522 et Magellan meurt lors d’un combat dans l’île de Mactan (à côté de l’île de Cebu) en 1521 ; c’est Caño qui termine le voyage avec le seul navire restant sur les cinq du départ mais rempli d’épices (pour l’ensemble de l’expédition de Magellan, on peut donc parler d’une première circumnavigation*). Le journal de bord de Pigafetta permet d’en reconstituer les événements. Cette expédition marquée par la peur de l’inconnu, des mutineries, la famine, les tempêtes au sud de l’Amérique puis les calmes plats dans le Pacifique est décisive (l’océan Pacifique tire son nom de ces calmes plats de part et d’autre de l’équateur). Les Espagnols traversent un nouvel océan, trouvent la route maritime des alizés du sud-est pour le traverser d’est en ouest. Ils longent Fakahina (Tuamotu) sans pouvoir y accoster, découvrent Guam et y rencontrent un nouveau peuple – micronésien – qu’ils appelleront les Chamorros. Magellan se ravitaille en eau et en produits frais après que les insulaires, arrivés sur des pirogues, se sont emparés d'objets en métal, de pièces de toile, de cordages, de seaux de bois... Les Espagnols arrivent enfin aux Philippines. Aux Philippines, en plus des Malais, ils retrouvent des peuples connus : les Chinois et les Musulmans. Si les latitudes* sont bien calculées (avec l’astrolabe précédant le sextant), les longitudes* restent indicatives (faute du chronomètre de marine inventé en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle). Les Espagnols ont cependant appris que la circonférence de laTerre était plus grande que ne le laissaient croire les conceptions de l’époque. En tout cas, ce voyage se traduit politiquement par le traité de Saragosse de 1529 délimitant l’espace portugais et l’espace espagnol au moyen d’une ligne passant à l’Est des Moluques portugaises, dernier archipel avant la Nouvelle-Guinée (découverte par le Portugais Antonio de Abreu en 1511 et abordée par de Meneses en 1526). Les portulans de l’époque, des cartes se limitant principalement à la description des côtes et des ports, commencent à rendre compte de ces informations nouvelles. Il n’est pas inintéressant pour mieux comprendre les contraintes de la navigation maritime de l’époque de s’attarder sur le sort de chacun des cinq navires de la flotte de Magellan. Seule la Victoria revient à bon port en 1522. Dès 1520, le Santiago fait naufrage le long de l’Amérique du Sud et le San Antonio déserte l’expédition avant de s’engager dans le Pacifique pour regagner l’Espagne. En 1521, la Concepción est abandonnée aux Philippines du fait de son mauvais état et du manque de marins et la Trinidad est arraisonnée aux Moluques par les Portugais après la tentative vaine de ses marins de rejoindre l’Amérique en traversant le Pacifique d’ouest en est. Ironie de l’histoire dans un océan semé d’îles, Magellan a traversé le Pacifique du sud-est au nord-ouest en suivant une route qui ne lui a fait rencontrer pratiquement aucune île avant Guam. 29

Il reste aux Espagnols à trouver la route du retour vers l’Amérique. En 1526, Saavedra atteint les Philippines par la route des alizés du nord-est en partant d’Acapulco (Mexique). Le voyage dans l’autre sens reste compliqué jusqu’à ce que Urdaneta en 1565 trouve la route des vents d’ouest pour rallier Acapulco en partant de Manille. Au cours de ces explorations, les Marshall sont découvertes en 1529 et les Carolines abordées en 1543. Dès lors, le Pacifique espagnol se met en place au milieu du XVIe siècle. Les Espagnols achèvent la conquête des Philippines où ils fondent Manille, poursuivent la conquête des Mariannes (« Las islas de los Ladrones » = Les îles desVoleurs) dont ils déportent une partie des habitants à Guam ; ils imposent à la région la langue espagnole et la religion catholique (les Franciscains sont très actifs dans l’outre-mer espagnol ; les Jésuites dont l’ordre est créé en 1540 prennent aussi pied aux Philippines, en Chine et au Japon). Guam et les Mariannes sont pacifiés à la fin du XVIe siècle mais la population des Mariannes a pratiquement disparu et cet archipel sera repeuplé à partir des archipels voisins. Il est aussi possible qu’un contact ait pu avoir lieu entre les insulaires des îles Hawaï (à l’écart des routes maritimes de l’époque) et des naufragés ou des déserteurs espagnols. Surtout, les Espagnols organisent la « Route des Galions » (qui durera de 1565 à 1811) : chaque année, le « Galion de l’argent » partant d’Acapulco mettait deux mois pour atteindre les Philippines puis le « Galion de la soie » (transportant aussi des épices, des porcelaines, des pierres précieuses) partant de Manille en mettait cinq pour rejoindre le Mexique. Les Espagnols du Pérou se sentent lésés par le monopole du Galion attribué au Mexique. À partir du port de Callao, ils vont organiser des expéditions dans le Pacifique Sud (Mare del Sur). Les motivations restent identiques : étendre le catholicisme et trouver des gisements d’or (ceux-ci ont pu être confusément identifiés à des lieux mentionnés dans la Bible et recelant des richesses supposées à moins que les explorateurs se soient servis de cette fable pour masquer des objectifs personnels). En tout cas, entre 1567 et 1569, Mendaña traverse la Polynésie orientale et centrale, explore les îles Salomon (un nom à référence biblique) et rejoint le Mexique par la route des vents d’ouest tracée par Urdaneta. Entre 1595 et 1596, Mendaña et Quirós découvrent les Marquises (ce premier contact, non exempt de curiosité, est brutal et marqué par une peur réciproque), traversent la Polynésie centrale, cinglent vers les Carolines et rejoignent les Philippines. En 1606, Quirós et Torrès explorent les Tuamotu, traversent la Polynésie centrale, explorent le Vanuatu où l’expédition se scinde en deux parties : Quirós rejoint le Mexique par la route d’Urdaneta pendant que le Portugais Torrès rallie les Philippines ; en chemin, il découvre le détroit (séparant la Nouvelle-Guinée de l’Australie) qui portera son nom et confirme l’insularité de la Nouvelle-Guinée (pour information, les couronnes d’Espagne et du Portugal furent réunies entre 1580 et 1640). Les contacts entre les Espagnols et les Mélanésiens des Salomon et duVanuatu suivirent toujours le même modèle ; après un premier contact amical où la curiosité l’emportait, les relations devenaient conflictuelles car les Espagnols étaient rebutés par les mœurs des insulaires et exigeaient trop de cochons, source de prestige chez les Mélanésiens ; de leur côté, les Mélanésiens ne comprenaient pas qui étaient ces hommes et pourquoi ils ne cédaient pas davantage les richesses de leurs navires. Les Espagnols établirent aussi précocement une hiérarchie entre Polynésiens et Mélanésiens jugés inférieurs. Toutes ces îles se révélèrent décevantes pour les Espagnols qui, de leur point de vue, ne virent que pauvreté, insalubrité, sauvagerie et anthropophagie. Ils n’y reviendront plus. Les Mélanésiens ne verront plus d’Européens avant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Jusqu’au début du XVIIe siècle, le Pacifique est resté un « lac espagnol » avec les possessions américaines à l’est et les possessions des Philippines et de leurs dépendances à l’ouest mais les temps changent (pour mémoire, les Carolines et les Marshall seront pacifiées à la fin du XVIIe siècle et les Palaos annexées au début du XVIIIe siècle). Les guerres de religion entre catholiques et protestants en Europe ont des répercussions dans le Pacifique. Les Anglais et les Hollandais protestants ne reconnaissent pas le traité de Saragosse de 1529. Entre 1577 et 1579, l’Anglais Drake pénètre dans l’océan Pacifique par le détroit de Magellan, pille Acapulco, s’empare du « Galion de Manille », longe la Californie, renonce à parcourir dans le sens inverse le fameux « passage du Nord-Ouest » américain, gagne les Moluques et rejoint l’Angleterre (2e circumnavigation après celle de l’expédition de Magellan) ; 9 ans plus tard en 1588, Drake battra l’« Invincible Armada » 30

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